Aoste, 07/09/2024 (II mandato)
Je remercie le Président de la Région et le Maire auxquels je renouvelle mes très cordiales salutations que j’adresse également à tous les présents et à tous les Maires de la Vallée.
1944, comme le reste de l’Italie, fut une année terrible pour la Vallée d’Aoste.
Le mouvement partisan – guidé par des personnalités aussi prestigieuses qu’Emile Chanoux, martyr de la Résistance, et qui viennent d’être rappelées – fondé sur les racines antifascistes cultivées aux cours des année précédentes, joua un rôle de toute première importance dans la construction du futur de la “Petite Patrie”, dans le cadre du destin plus général de l’Italie.
Nous sommes ici réunis aujourd’hui pour honorer la contribution que les Valdôtains surent apporter à la constitution de la République italienne, fiers de leur participation au Risorgimento et à l’Unité d’Italie, et ce, depuis la décision unanime du Conseil Double de la ville d’Aoste, en 1849.
On déclara en cette occasion : “Cette province d’Aoste fera toujours partie intégrante de la belle péninsule italienne”.
Ni les décisions aussi peu judicieuses que la suppression de la Province par le gouvernement Rattazzi en 1859, avec son déclassement en arrondissement, ni les tentatives du fascisme d’humilier la population locale de ces contrées en essayant de lui faire perdre sa culture et son identité, ne lui firent changer d’attitude ou de sentiments.
L’histoire parle d’elle-même : la Vallée a toujours été un élément constitutif du devenir de l’Italie, elle participa aux luttes pour le Risorgimento et à la première guerre mondiale. Voilà une expérience unique parmi les populations et les territoires frontaliers.
La Vallée a su interpréter pleinement les valeurs des populations de ces montagnes, étant à la fois dépositaire et carrefour de rencontres et d’échanges, comme l’a rappelé le Président Testolin.
Fière de son autonomie, elle sut se faire entendre, au cœur de la lutte, jusqu’à obtenir du Gouvernement Bonomi l’engagement – solennellement annoncé le 16 décembre 1944, dans un message du Président du Conseil – de garantir l’autonomie administrative et culturelle, ainsi que l’expression de l’éloge adressé “aux Patriotes et à toute la fidèle population de la Vallée d’Aoste, pour la lutte, intelligente, âpre, tenace et constante qu’ils mènent, au prix d’énormes sacrifices, en faveur de la défense de la liberté et de l’unité de la Patrie”.
La classe dirigeante qui s’apprêtait à prendre des responsabilités dans la Vallée, avait des racines solidement ancrées dans la Résistance avec Emile Chanoux, parmi les fondateurs de la Jeune Vallée d’Aoste et, comme je l’ai rappelé, martyr de la liberté ou encore, le partisan Frédéric Chabod, connu sous son nom de bataille Lazare, élu Président du premier Conseil de la Vallée d’Aoste.
Le prix payé par les partisans et la population civile, ainsi que par les soldats valdôtains transférés dans des camps d’internement en Allemagne fut on ne peut plus cruel.
Leur sacrifice amena la République à attribuer à la Vallée d’Aoste la médaille d’or de la Valeur militaire.
Lucides sur l’oppression fasciste, les Valdôtains s’interrogèrent sur la voie qui pourrait leur garantir le mieux un cadre de liberté au sein duquel leur autonomie pourrait librement s’exprimer, dans l’esprit de la Déclaration de Chivasso ou Déclaration des représentants des populations alpines, à travers laquelle des représentants des vallées vaudoises et des représentants valdôtains avaient projeté l’avenir, en décembre 1943.
Cette Déclaration dénonçait les “vingt ans de mauvaise gouvernance basée sur l’uniformisation et la centralisation”, qui avait plongé les vallées dans l’oppression politique, la ruine économique, la destruction de la culture locale, et réclamait la liberté de langue et de culte, avec un régime républicain sur une base régionale et cantonale. Rien d’étonnant à ce qu’elle indique également une perspective européenne.
On constate ici que le sentiment dominant était aussi empreint de déception envers la maison de Savoie, dont la Vallée s’était toujours sentie proche ; et les résultats du référendum institutionnel de 1946 furent sans appel : 28 mille voix en faveur de la République, 16 mille pour la Monarchie.
Entre-temps, l’autonomie annoncée par le Président Bonomi avait fait son chemin.
Le 29 mai 1945, fut instituée une commission présidée par le Sous-secrétaire Luigi Chatrian, originaire du Val d’Aoste, et peu après, le 7 septembre 1945, deux décrets régaliens consacrèrent la naissance du district autonome de la Vallée d’Aoste ainsi que les normes économiques et fiscales sous-tendant son activité.
Le 10 janvier 1946 (neuf jours à peine après la fin de l’administration extraordinaire des Alliés), entra en fonction le premier Conseil de la Vallée qui élut - comme nous venons de le voir - Federico Chabod comme Président.
Lors de la première séance, on rétablit les noms des Communes qui avaient été modifiés par le fascisme.
Parallèlement, avec le processus électoral en vue de l’Assemblée constituante, le Conseil de la Vallée entama un travail visant à se doter d’un Statut définissant pleinement ses activités et son mode de fonctionnement.
Les Valdôtains, aux côtés de leur représentant à l’Assemblée constituante, Giulio Bordon, élu pour les partis de gauche, et de Luigi Chatrian, dont le nom a déjà été cité, élu au Collège unique national pour la Démocratie Chrétienne, allaient pouvoir compter sur l’interlocution directe exprimée par leur Conseil valdôtain.
Deux processus, pour ainsi dire, se mirent en place en parallèle.
La contribution valdôtaine, réalisée par le nouveau Président, Severino Caveri, servit à définir l’article 116 de la Constitution en prévoyant des conditions particulières d’autonomie pour Sicile, Sardaigne, Vallée d’Aoste, Trentin-Haut-Adige.
Le statut de ces régions - comme on le sait – fut approuvé au moyen de lois constitutionnelles, en janvier 1948, juste avant la conclusion des travaux de l’Assemblée constituante.
Sans recourir à des garanties internationales, tentation qui s’était fait jour dans le débat public – et ayant, bien au contraire, pris à l’époque la responsabilité d’inviter la France à retirer ses troupes qui, au moment de la Libération, avaient franchi les frontières entre les deux pays - la Vallée d’Aoste s’engagea donc sur la voie d’une autonomie effective, en mesure de protéger les différences et les identités propres à sa population, comme en témoigne l’article 38 du Statut qui, concernant la langue et la réglementation scolaire, place la langue française au même niveau que la langue italienne.
Il ne s’agissait pas là d’une question secondaire, vu la tentative fasciste antérieure d’imposer l’italien comme langue unique.
Or, face aux perplexités et à l’hostilité qui s’étaient manifestées à l’Assemblée quant à cette mesure qui plaçait les deux langues sur un pied d’égalité, une intervention vibrante du député Chatrian rappela, lors de la discussion générale du 30 janvier 1948, que la connaissance et l’usage du français constituaient un patrimoine, une richesse des Valdôtains, qu’il s’agisse de ceux qui vivaient dans la vallée ou de ceux qui avaient été contraints d’émigrer.
Et d’ajouter que “cela n’a jamais signifié ni ne signifie que la vallée d’Aoste n’est pas profondément italienne et profondément attachée à la Patrie italienne, comme le montrent toutes les pages de son histoire”. Comme le montre “la lutte des partisans dans la guerre de Libération…et comme le montre aussi et surtout le sacrifice des chasseurs alpins valdôtains pendant la première guerre mondiale, au cours de laquelle le battaglione Alpini Aosta – le seul sur 61 bataillons de chasseurs alpins ! - se vit décerner la plus haute reconnaissance de la valeur : la Médaille d’or de la Valeur militaire!”.
Bordon appuya fortement ces paroles.
Giuseppe Micheli, du groupe de la Démocratie chrétienne, fit également une déclaration très remarquée. Le député âgé - Ministre de la marine marchande pendant le second gouvernement De Gasperi – rappelant que la question de la langue n’avait pas été soulevée pour le Trentin-Haut-Adige – avait évoqué le débat survenu en 1914 à la Chambre, au sujet du financement des écoles de langue française dans la Vallée, pour citer la “phrase généreuse” du député Baccelli, ancien Ministre de l’Instruction publique et homme de caractère, qui avait déclaré: “La Vallée D’Aoste a un devoir envers la langue italienne et un droit envers la langue française”.
Plus importante encore fut la remarque de Micheli concernant le fait que le Statut albertin permettait “ aux membres (des Chambres) issus de pays où le français est en usage, de se servir de cette langue ou pour leur répondre”. Et de conclure: “Le Statut albertin doit maintenant être remplacé par cette Constitution, qui doit être plus étendue que celle de l’époque. Nous ne pouvons pas, en créant de nouvelles autonomies, faire en sorte que ce Statut, qui vient se greffer dans la nouvelle Constitution, restreigne un droit que ces populations ont eu depuis toujours”.
Le principe que l’Assemblée constituante affirmait était on ne peut plus explicite : les langues parlées par des citoyens italiens implantés sur son territoire ne pouvaient, en Italie, être considérées comme des langues étrangères.
On n’était pas – pas plus qu’on ne l’est – étranger chez soi, quelles que soient sa langue, sa culture et sa religion.
C’était là la conséquence directe des principes fondamentaux de notre Constitution, comme l’énonce l’article 3.
C’est pourquoi la promotion des spécificités des communautés installées aux frontières de l’Italie a enrichi les valeurs du vivre ensemble, propres à notre culture.
Le thème de la protection des minorités linguistiques a été intégré dans l’art.6 de notre Charte fondamentale.
La loi 482/1999 sur la protection des minorités linguistiques historiques qui a introduit une discipline organique, en constitue également une mise en œuvre, de même que dans les Régions dotées d’autonomie spéciale, il existe des dispositions spécifiques de protection de minorités présentes sur le territoire : c’est le cas de l’article 40 bis du Statut de la Vallée d’Aoste, qui reconnaît aux populations de langue allemande des Communes de la Vallée du Lys – communément rattachées aux Walser – le droit à la sauvegarde de leurs traditions, linguistiques et culturelles.
C’est là un atout, une fierté pour la République.
C’est une valeur que celle des terres et des peuples de frontière qui a grandi et a été valorisée grâce à l’Union européenne, laquelle a su donner de plus en plus de profondeur à notre culture européenne commune.
La construction de la démocratie est une tâche qui se peaufine jour après jour, à travers des indications de principe, des graines qu’on sème et qui, avec le temps, produisent des fruits, renforçant ainsi la démocratie.
L’interaction entre la Vallée d’Aoste et les instances de la Républiques s’est révélée particulièrement fructueuse.
La Vallée constitue un exemple de protection de ses ressources, de promotion culturelle et d’ouverture, notamment avec le pôle universitaire que je vais visiter sous peu et qui, étant un point de rencontre entre les traditions française et italienne, contribue de manière inestimable à la valorisation du patrimoine culturel et de recherche de l’Italie et de la France et à une identité partagée.
Aoste et sa Vallée constituent donc une des pierres angulaires du système des autonomies de la République.
Une République qui, comme nous le rappelle l’article 114 de la Constitution, ne se résume pas au système étatique, mais est constituée, comme il est écrit, “par les Communes, les Provinces, les Régions, l’Etat”.
Quelle meilleure reconnaissance pour la bataille de l’autonomie fièrement menée et avec succès en Val d’Aoste ?
C’est à la leçon de liberté, de patriotisme, de ténacité des Valdôtains, quatre-vingts ans après le début du projet d'autonomie et à la veille du quatre-vingtième anniversaire de la Libération, que la République rend aujourd'hui hommage.