Marseille, 05/02/2025 (II mandato)
Monsieur le Président de l'Université,
Monsieur le Recteur de l’Académie,
Monsieur le Doyen de la Faculté de Droit et Science Politique,
Monsieur le Directeur de l’Institut Portalis,
Mesdames et Messieurs les Doyens et Professeurs,
Chères étudiantes et chers étudiants,
recevoir le Doctorat Honoris Causa de cette prestigieuse Université, institution académique majeure en France, est pour moi un réel privilège.
Je tiens à remercier le Président, Professeur Eric Berton, le Professeur Jean-Baptiste Perrier, Doyen de la Faculté de Droit et de Science Politique, ainsi que l'ensemble du corps académique et du personnel. Je tiens également à vous exprimer ma gratitude pour votre engagement quotidien en faveur de la diffusion du savoir.
La France et l’Italie entretiennent une relation de proximité géographique, culturelle et civile qui constitue un atout précieux sur lequel les États amis peuvent compter dans le paysage géopolitique, notamment à l'heure actuelle. Le Traité du Quirinal en a récemment apporté la confirmation.
Marseille, à son tour, en incarne la pleine expression : elle est l'emblème et la stratification de cette civilisation méditerranéenne qui nous unit. Une Méditerranée qui a toujours rassemblé les peuples depuis l'Antiquité et qui, aujourd'hui, n'est pas dénuée d'aspects critiques.
Je salue la Cop4 Etudiante qui, dans les jours à venir, se consacrera précisément au thème de la crise en Méditerranée, ce qui témoigne de la sensibilité des jeunes générations.
L'amitié, la proximité, c'est aussi la responsabilité et l'engagement communs pour relever des défis dont l'ampleur suscite l'inquiétude.
Une Université de cette envergure, où l'on étudie l'histoire et le droit afin de disposer d'outils permettant de comprendre et de gouverner le présent et l'avenir, est le lieu approprié pour s'interroger sur la situation des relations internationales et sur l'état dans lequel se trouve l'ordre que nos Pays ont contribué à définir.
Permettez-moi, maintenant, de continuer en italien.
Un ordre international qui, comme tous les contrats sociaux et toutes les structures politiques, réaffirme sa fonction, confirme sa stabilité, s’il est cultivé avec détermination, en développant des capacités d’écoute et d’adaptation ainsi que de coopération vis-à-vis des phénomènes qui se produisent.
L’histoire, notamment celle du XXe siècle, nous a enseigné que cet ordre est une entité dynamique, assujettie à des équilibres qui ne sont évidemment pas à l’abri des tensions politiques ou des changements économiques.
Souvent, les déséquilibres qui se manifestent ont des racines anciennes, dans les stigmates laissés par les conflits du passé. Ou bien ils sont le fruit de pulsions, de l’ambition d’acteurs qui croient pouvoir avoir leur rôle à jouer dans des conditions nouvelles et plus favorables, au fur et à mesure que s’atténuent les réticences découlant des possibles réactions de la communauté internationale et que se fait jour une croissante désillusion à l’égard des mécanismes de coopération en matière de gestion des crises : autant d’instruments qui étaient nés pour faire face à des impulsions incontrôlées visant à raviver des situations déjà réglées auparavant sur le terrain diplomatique.
Au demeurant, les efforts généreux des institutions qui ont vu le jour dans les décennies suivant la Seconde Guerre mondiale, émaillés de brusques revers et déceptions, n’ont malheureusement pas pu déployer tout leur potentiel.
Le jeu des vetos au sein du Conseil de Sécurité ont empêché à plusieurs reprises l’ONU de déployer ses opérations de maintien de la paix ; néanmoins, ce qu’elle a réussi à obtenir a constitué un grand progrès.
Les détracteurs de l’ONU oublient, entre autres, le rôle crucial qu’elle a joué dans le processus de décolonisation ou dans la création d’un cadre normatif afin d’enrayer l’escalade militaire et de favoriser le désarmement.
Une réflexion sur le futur de l’ordre international ne peut faire l’économie d’un exercice d’analyse qui, face aux incertitudes géopolitiques caractérisant notre monde aujourd’hui, nous rappelle la succession d’événements, d’actions ou inactions qui débouchèrent sur la tragédie de la Seconde Guerre mondiale.
L’histoire n’est pas destinée à se répéter immuablement, mais on ne cesse jamais d’apprendre des erreurs commises par les hommes dans l’histoire.
La crise économique de 1929 ébranla les fondements de l'économie mondiale, alimentant une spirale de protectionnisme, de mesures unilatérales, alors que les alliances s’érodaient progressivement. La liberté du commerce a toujours constitué un élément d’entente et de rencontre. Nombreux furent les Etats qui ne comprirent pas la nécessité d’affronter cette crise solidairement, campant sur des positions héritées du XIXe siècle, se concentrant sur la dimension nationale et misant tout au plus sur les ressources des peuples asservis d’outre-mer.
Des phénomènes autoritaires prirent ainsi le dessus dans certains pays, séduits par le mirage selon lequel des régimes despotiques et illibéraux étaient plus efficaces pour préserver les intérêts nationaux.
D’où l’accentuation d’un climat de conflit – plutôt que de coopération – même si l’on était bien conscient qu’il fallait affronter et résoudre les problèmes sur une plus grande échelle. Mais, au lieu de la coopération, c’est le critère de la domination qui l’emporta. Et il s’agissait de guerres de conquête.
Tel était le dessein du Troisième Reich en Europe.
L’agression russe actuelle contre l’Ukraine est de cette nature.
Aujourd’hui, nous assistons également au retour du protectionnisme. La Présidente de la Commission européenne rappelait, à Davos, il y a quelques jours, que, pour la seule année 2024, les obstacles au commerce mondial ont triplé en valeur.
Crise économique, protectionnisme, défiance des acteurs mondiaux entre eux, imposition de règles librement acceptées donnèrent le coup de grâce à la Société des Nations née après la Première Guerre mondiale, déjà compromise par la non-participation des Etats-Unis qui, avec le Président Wilson, avaient été parmi ses inspirateurs.
C’était, pour les Etats-Unis, céder à la tentation de l’isolationnisme. Mais le travail de la Société des Nations ne fut pas vain : il suffit de penser que c’est à elle que nous devons, par exemple, le Traité contre la traite des esclaves et l’esclavage, et nous sommes en 1926.
Dans le fragile contexte des années de l’entre-deux-guerres, traversé par l’inquiétante montée des nationalismes, par d’alarmantes tendances au réarmement, par les conflits entre les Etats, - selon la logique des sphères d’influence – on dénombra une vingtaine de cas de retrait de la Société des Nations.
L’Allemagne, avec Hitler à la Chancellerie, se retira en 1933. Le Japon fit de même et l’Italie se retira en 1937. Ces deux derniers pays (avec la France, l’Empire britannique et l’Allemagne elle-même), étaient membres permanents du Conseil de la SDN.
Malheureusement, dès ses débuts, la Société des Nations ne fut pas capable d’endiguer l’expansionnisme, les violations répétées de la souveraineté territoriale, en Europe tout comme sur d’autres continents.
Ainsi, dans les années Trente, on assiste à une déliquescence progressive de l’ordre international, qui remet en cause les principes fondamentaux de la coexistence pacifique, à commencer par la souveraineté de chaque nation à l’intérieur de ses frontières reconnues.
Les politiques de conciliation adoptées par les puissances européennes vis-à-vis des acteurs de ces dynamiques témoignent d’une vaine tentative de limiter des ambitions politiques de même ampleur : emblématiques à cet égard demeurent les Accords de Munich de 1938, qui accordèrent à l’Allemagne nazie l’annexion des Sudètes, faisant alors partie de la Tchécoslovaquie.
Une renonciation à leurs responsabilités conduisit ces pays à sacrifier les principes de justice et de légitimité, afin d’éviter le conflit, en vue d’une solution quelconque et d’une stabilité qui se solderaient inévitablement par un échec.
La stratégie de la conciliation ne fonctionna pas en 1938. La fermeté aurait, très vraisemblablement, permis d’éviter la guerre.
Compte tenu des conflits actuels, cette stratégie pourrait-elle fonctionner aujourd’hui?
Lorsque nous réfléchissons aux perspectives de paix en Ukraine, nous devons en être pleinement conscients.
Chères étudiantes, chers étudiants,
nous vous voyons, à notre grande satisfaction, participer, être actifs, pleins de projets.
Votre destin actuel, les conditions dans lesquelles nous vivons en Europe, sont le fruit des choix qui ont été faits après la Seconde Guerre mondiale, en pensant précisément aux millions de vies humaines décimées par les guerres du XXe siècle.
Coopération et non-compétition. La fraternité là où des régimes et des gouvernements voulaient semer la haine.
Je pense aux centaines de milliers de jeunes que la Seconde Guerre mondiale a arrachés à leurs études, à leurs familles.
C’est sur le refus de céder à l’arrogance violente, sur le sacrifice de ces générations que nous avons édifié la plus longue période de paix que l’Europe ait jamais connue.
Soixante-dix ans de paix.
Certes, pour connaître l’histoire de France, on étudie la guerre de Cent Ans (116 ans pour être exact), avec l’Angleterre. Mais, pour l’Europe tout entière, on retient la guerre de Quatre-Vingts Ans, de Trente Ans, de Quinze Ans: autant d’anneaux de périodisation que proposent les historiens, en la centrant sur les conflits.
On se penche rarement sur les périodes de paix.
Il est, bien au contraire, opportun de parler de la paix de ces décennies comme étant la paix des Soixante-Dix Ans, afin qu’elle se prolonge et ne s’interrompe jamais, pour dire que la paix est possible.
Une paix respectueuse des droits de la personne, des communautés et des peuples est possible.
Et il ne s’agit pas là d’aspirations iréniques, non étayées par des faits, bien au contraire.
A la fin du conflit, les puissances alliées contre le mal nazi et fasciste furent confrontées à la nécessité d’établir un nouvel ordre mondial qui soit en mesure d’éviter les erreurs du passé et de fournir de nouvelles perspectives à l’humanité exsangue.
Le premier résultat fut la Charte de San Francisco, dont nous célébrons le quatre-vingtième anniversaire.
Il est à la fois saisissant et captivant de lire son préambule qui, et ce n’est pas un hasard, s’ouvre sur la formule “nous, les peuples”. Il ne dit pas “nous, les Etats”, “nous, les nations” mais proclame : “nous, les peuples”.
On peut en effet y lire:
"Nous, peuples des Nations Unies,
résolus à préserver les générations futures du fléau de la guerre qui deux fois en l'espace d'une vie humaine a infligé à l'humanité d'indicibles souffrances,
à proclamer à nouveau notre foi dans les droits fondamentaux de l'homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine, dans l'égalité de droits des hommes et des femmes, ainsi que des nations, grandes et petites,
à créer les conditions nécessaires au maintien de la justice et du respect des obligations nées des traités et autres sources du droit international,
à favoriser le progrès social et instaurer de meilleures conditions de vie dans une liberté plus grand
et à ces fins
à pratiquer la tolérance, à vivre en paix l'un avec l'autre dans un esprit de bon voisinage,
à unir nos forces pour maintenir la paix et la sécurité internationales,
à accepter des principes et instituer des méthodes garantissant qu'il ne sera pas fait usage de la force des armes, sauf dans l'intérêt commun,
à recourir aux institutions internationales pour favoriser le progrès économique et social de tous les peuples,
avons décidé d'associer nos efforts pour réaliser ces desseins".
Telle était la voie tracée avec lucidité.
C’est ainsi que naquit le système complexe d’organismes internationaux ayant en son centre les Nations Unies, première véritable organisation universelle de l’histoire de l’humanité, qui, bien qu’entre ombres et lumière, poursuit depuis quatre-vingt ans l’objectif premier de la paix mondiale, de la croissance et de l’expansion de la prospérité, de la résolution pacifique des conflits.
Sans oublier le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales, composante essentielle de cette nouvelle architecture.
Le grand juriste René Cassin, qui fut un étudiant puis professeur de cette Université, co-auteur de la Déclaration universelle des Droits de l’homme en 1948 et prix Nobel de la paix, écrit en effet “Il n'y aura pas de paix sur cette planète tant que les droits de l'homme seront violés en quelque partie du monde que ce soit".
Le despotisme des systèmes fasciste et nazi semblait condamné par l’histoire.
Le système construit après 1945 fut régi, pendant une longue période, par la grammaire du bipolarisme fondé essentiellement sur des oppositions idéologiques auxquelles correspondaient toutefois aussi des visées de puissance. La guerre froide façonna les relations internationales pendant près d’un demi-siècle, cristallisant les rapports, les alliances et les acteurs mêmes de la scène internationale, avec en toile de fond, la terreur de l’holocauste nucléaire qui domine.
Le 9 novembre 1989, avec la chute du Mur de Berlin, l’histoire et la géographie de l’Europe et de la Méditerranée se recomposent après la fracture occasionnée par la guerre froide. Une transformation historique se produit et l’ordre international, une fois de plus, prend une nouvelle tournure.
Le XXe siècle s’achève avec l’effondrement de l’Union des Républiques soviétiques et l’apparition d’un nouvel ordre mondial au sein duquel l’expansion des démocraties libérales est prépondérante.
Beaucoup voient dans la fin de la guerre froide l’accomplissement de l’internationalisme kantien : une paix universelle fondée sur des valeurs libérales et démocratiques semble à portée de main.
C’est la saison des grandes conférences des Nations Unies, notamment celle sur l’Environnement de di Rio de Janeiro en 1992 et celle sur les femmes à Pékin en 1995. C’est là que naissent les Objectifs de Développement du Millénaire, la composition des Organisations internationales s’élargit (en 2001, la Chine fait son entrée dans l’Organisation mondiale du commerce), ce qui permet d’obtenir une intégration progressive des acteurs dans l’ordre international.
L’humanité semble avoir pris conscience qu’elle est liée à un destin commun, à une responsabilité unique.
La mondialisation, avec la croissance du commerce international, la réduction des distances due à l’augmentation et à la facilité des transports intercontinentaux, le flux de plus en plus important de passagers, d’idées, a élargi les horizons de la liberté et amené beaucoup d’observateurs à penser que c’était là le vecteur le plus rapide en vue de la paix, la coopération, voire la démocratisation.
La mondialisation actuelle a produit un niveau d’intégration internationale et de croissance sans précédent au cours de l’histoire. Des milliards de personnes sont sorties de la pauvreté. Les échanges de connaissances et d’opportunités se sont accrus de manière exponentielle, le progrès scientifique a connu des avancées impensables jusqu’alors et a permis des applications pratiques dans tous les domaines de la vie humaine.
L’utopie d’un monde “unipolaire” s’est estompée en guère plus de vingt ans. Le processus s’est enrayé, face aux conflits d’intérêt, souvent au sein des communautés elles-mêmes : il n’est que de penser à l’ex-Yougoslavie au début des années 90, à l’instabilité de nombreux pays de la Corne de l’Afrique et de l’Afrique sub-saharienne, au conflit jamais résolu au Moyen-Orient. Des acteurs, souvent non étatiques – bien qu’ils soient parfois soutenus par des Etats – s’engagent dans une action de “conquête”, sans pour autant écarter le recours à des actes de terrorisme.
Au début du XXIe siècle, nous avons donc peu à peu été confronté à une situation fluide où prédominent les risques et le sentiment d’incertitude et d’imprévisibilité.
Le défi est de faire face de manière constructive à la nouvelle situation qui se profile.
Aux organismes internationaux traditionnels s’est ajouté le G7, puis le G20. Le groupe des “BRICS” voit le nombre de ses membres augmenter et représente une part croissante de la population et de la production économique mondiale ; il se propose d’agir comme un groupe de pression dans la définition de standards et dans la gestion des opportunités, quasiment une renaissance revisitée du groupe des pays “non alignés” – lesquels, par ailleurs, à l’époque, l’étaient réellement – qui a débuté lors de la Conférence de Bandung, en Indonésie, en 1955.
Mais à côté de cette nouvelle articulation multipolaire de l’équilibre mondial, ressurgit avec force et en contradiction avec elle, le concept de “sphères d’influence”, à l’origine des maux du XXe siècle et que ma génération a combattus.
A ce thème, s’ajoute celui des seigneurs néo-féodaux du Troisième millénaire – des corsaires de fraîche date auxquels on attribue des brevets – qui aspirent à se voir confier des seigneuries dans la sphère publique, afin de gérer les portions de biens communs que représentent le cyberespace et l’espace extra-atmosphérique, presque des usurpateurs des souverainetés démocratiques.
Rappelons-nous ce que stipule le Traité relatif à l’Espace extra-atmosphérique à l’Art. II: “L'espace extra-atmosphérique, y compris la lune et les autres corps célestes, ne peut faire l'objet d'appropriation nationale par proclamation de souveraineté, ni par voie d'utilisation ou d'occupation, ni par aucun autre moyen”.
L’époque moderne s’est caractérisée par la “Conquête” de terres, de richesses et ressources. Ainsi, au cours des siècles, des territoires qui n’étaient plus fertiles ont été progressivement abandonnés, avec des migrations vers de nouveaux rivages. A une époque plus récente, naît le mythe, en Amérique, de la “Nouvelle frontière”.
Règles et outils existent bien pour affronter cette phase: alors, pourquoi le système multilatéral semble-t-il ne pas réussir à le faire, au risque que se reproduise ce qui est arrivé dans les années 1930: méfiance à l’égard de la démocratie, résurgence de l’unilatéralisme et des nationalismes?
Aujourd’hui comme alors, s’élargit le camp de ceux qui, considérant les organisations internationales comme superflues, voire préjudiciables à leurs intérêts, envisagent de les abandonner.
Quels intérêts? Ceux des citoyens? Des peuples du monde? Il ne semble pas que ce soit le cas.
Les conséquences de ces choix, l’histoire nous l’enseigne, sont malheureusement déjà écrites.
Le moment est venu d’agir: en se rappelant les leçons de l’histoire et en gardant à l’esprit que l’ordre international n’est pas statique. C’est une entité dynamique qui doit savoir s’adapter aux changements, sans céder sur les principes, les valeurs et les droits que les peuples ont conquis et affirmés.
Cette année – j’ai mentionné Bandung et la Charte de San Francisco – marque également le cinquantième anniversaire de la conclusion de la Conférence d’Helsinki sur la sécurité et la coopération en Europe, ainsi que le trentième anniversaire de l’Osce qui en est issue.
Il y a soixante-quinze ans, au mois d’octobre, était lancé le plan Pleven pour la mise en place d’une armée européenne. Il faisait suite à la déclaration Schuman, en mai de la même année, qui allait déboucher sur la création de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA).
Il y a quarante ans, sur le lac de Genève, le Président des Etats-Unis, Ronald Reagan, et celui de l’Urss, Mikhaïl Gorbatchev amorcèrent la phase de dégel qui conduisit à la signature du traité FNI qui élimina en Europe les missiles dits de théâtre.
En 1990, fut signé à Paris le traité CFE pour la réduction des forces armées conventionnelles en Europe.
La détente déboucha sur les dividendes en faveur de la paix, ce qui se traduisit par de sensibles réductions des dépenses pour les armements et par une période de rapprochement et de partage.
Ce fut le début d’une nouvelle architecture de la sécurité européenne et mondiale.
Une fois de plus, dialogue et esprit de coopération avaient triomphé.
Qu’est-ce que cela signifie?
Que la paix n’est pas un don gratuit de l’histoire.
Que les hommes d’Etat et les peuples doivent s’engager pleinement en sa faveur pour y parvenir.
Que la paix doit être désirée, construite et préservée.
En déployant sans relâche des mesures de confiance.
Il suffit de penser à la quantité d’accords et de traités internationaux qui l’ont accompagnée au fil des décennies.
Que reste-t-il de tout cela?
Petit à petit, les principaux protagonistes ont d’abord commencé à les violer, puis à les dénoncer.
Dès lors, quel est le prix de la sécurité? La menace de faire recours, voire de pratiquer la violence?
Il s’agit là de questions qui concernent avant tout l’Union européenne elle-même.
L’Europe entend-elle être un objet de querelles internationales, un espace où d’autres exercent leur influence ou, au contraire, devenir un sujet de la politique internationale, dans l’affirmation des valeurs de sa civilisation?
Peut-elle accepter d’être écartelée entre oligarchies et autocraties?
Avec, tout au plus, la perspective d’une “vassalité heureuse”.
Il faut choisir: être “protégés” ou être “protagonistes”?
L’Italie des Communes, aux XIIe et XIIIe siècle, suggestive mais retranchée dans la défense des identités de chacun, prit acte de l’impossibilité de devenir une masse critique, de survivre de manière autonome : elle fut envahie, subissant une partition.
L’Europe se trouve à la croisée des chemins, divisée comme elle l’est, entre des Etats plus petits et des Etats qui n’ont pas encore compris qu’ils sont eux aussi petits, face à la nouvelle conjoncture mondiale.
L’Union européenne est un des exemples les plus concrets d’intégration régionale et peut-être le projet le plus abouti – ainsi qu’un exemple de succès - de paix et de démocratie de l’histoire.
Elle représente sans nul doute un espoir pour contrer le retour des conflits engendrés par les nationalismes. Un modèle de coexistence qui, ce n’est pas une surprise, a fait des émules sur d’autres continents, en Afrique, en Amérique latine et en Asie.
Elle constitue un point de référence dans l’arène internationale, en vue d’un multilatéralisme dynamique et constructif, avec une proposition de valeurs et de normes qui abandonne concrètement le narratif fallacieux qui voudrait que les comportements des méchants soient plus concrets et fructueux que ceux des gentils.
L’Union européenne sème et dissémine l’avenir pour l’humanité. En témoignent les accords de stabilisation internationale stipulés avec des pays tels que le Canada, le Mexique, le Mercosur. Avec les mêmes politiques de voisinage, avec les intentions mises en place après la déclaration de Barcelone sur le partenariat euro-méditerranéen (trente ans se sont écoulés depuis cette date).
Les interlocuteurs internationaux doivent savoir que l’Europe constitue une référence solide en vue de politiques axées sur la paix et la croissance commune. Cette Europe se fait la gardienne et la protectrice des droits de l’individu, de la démocratie, de l’Etat de droit.
Tous ceux qui pensent que ces valeurs peuvent être remises en cause doivent savoir que, à l’instar de ses précurseurs, l’Europe ne trahira pas la liberté et la démocratie.
Les alliances elles-mêmes ne se justifient-elles que sur la base de convergences d’intérêts transitoires et, donc, par définition, à géométrie variable, ou renvoient-elles aussi à des valeurs?
L’Europe, rappelait Simone Veil au Parlement européen, en 1979, a conscience que “les îlots de la liberté sont cernés par ces régimes où règne la force. Notre Europe est l’un de ces îlots”.
Rester retranché sur cet îlot n’est pas la solution: nous avons besoin d’un ordre international stable et mature pour réagir à l’entropie et au désordre causés par des politiques de puissance et pour relever les grands défis transnationaux de notre époque.
Les institutions actuelles ne suffisent cependant pas et les réflexions formulées par la Conférence sur l’avenir de l’Europe ces dernières années méritent d’être reprises et mises en œuvre, avec une politique étrangère et de défense commune plus incisive, capable de transmettre la confiance dans le rôle que peut jouer l’Europe afin de répondre aux défis mondiaux.
Nous avons montré que nous savions agir efficacement en cas de crises, comme lors de la pandémie, et que nous savions nous opposer de concert aux violations inacceptables du droit des peuples, comme c’est le cas de l’agression russe contre l’Ukraine.
C’est avec la même efficacité et la même unité que nous devons maintenant nous renouveler, afin de préserver la sécurité et le bien-être des peuples européens et de contribuer à la paix dans le monde, à commencer par la dimension méditerranéenne et nos relations avec le continent africain voisin.
Ce n’est pas la résignation qui doit nous guider mais la volonté de donner un contenu aux efforts nécessaires pour obtenir ces résultats.
Aldo Moro, l’homme politique italien assassiné par les Brigades rouges, qui s’était exprimé, en sa qualité de président tournant des Communautés européennes de l’époque (elles regroupaient neuf pays), lors de la session de conclusion de la Conférence d’Helsinki, se proposait de donner du sens à la phase de détente internationale qui s’annonçait, en soulignant qu’elle signifiait “l’exaltation des idéaux de liberté et de justice, une protection de plus en plus efficace des droits de l’homme, un enrichissement des peuples grâce à une meilleure connaissance réciproque, à des contacts plus libres à une plus grande circulation des idées et des informations”.
L’Union européenne – et, en son sein, la France et l’Italie – doit prendre la tête d’un mouvement qui, tout en revendiquant les principes fondateurs de notre ordre international, sache le renouveler, en étant attentif aux requêtes de ceux qui se sentent marginalisés par rapport à la construction actuelle.
Une voie qui n’est celle de l’abandon des organismes internationaux ni celle de la répudiation des principes et des normes qui nous gouvernent mais d’une réforme profonde et partagée du système multilatéral, plus inclusive et égalitaire que ce que furent capables de faire les puissances victorieuses de la Seconde Guerre mondiale à laquelle il faut toutefois reconnaître le grand mérite de réunir les vainqueurs et les vaincus, en faveur d’un monde nouveau.
De nouvelles idées sont nécessaires et non pas l’application d’anciens modèles aux nouveaux intérêts de quelques-uns.
Les universités sont des lieux idéaux pour faire émerger ces idées.
Chères étudiantes et chers étudiants,
l’histoire est gravée dans les comportements humains.
L’avenir de la planète passe par la capacité de façonner l’ordre international afin qu’il soit au service de la personne humaine.
Les choix du multilatéralisme et de la solidarité d’aujourd’hui détermineront la qualité de votre avenir.
Il s’agit de ne pas répéter les erreurs du passé mais de créer un nouveau récit.
Ce n’est qu’ensemble, en tant que communauté mondiale, que nous pouvons espérer construire un avenir prospère, inspiré par l’équité et la stabilité.
Je vous souhaite, je souhaite à chacun d’entre vous, beaucoup de succès dans les études que vous poursuivez, dans l’espoir qu’elles vous amèneront à être des acteurs conscients et actifs dans la communauté internationale.